« Garantir la sécurité alimentaire en protégeant le marché ouest-africain face aux importations à bas prix »

Sienou Seydou, agriculteur dans la région du Nord. Aujourd’hui à cause des changements climatiques, il peine à récolter pour nourrir sa famille.Credit : Gery Barbot/ Oxfam

Tribune publiée dans Le Monde Afriquehttps://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/05/03/garantir-la-securite-alimentaire-en-protegeant-le-marche-ouest-africain-face-aux-importations-a-bas-prix_6124630_3212.html

 

Les auteurs de cette tribune soulignent que les pays dépendants du marché mondial pour leur alimentation sont les premiers touchés par la flambée des cours.

Conséquence de la guerre en Ukraine, les cours des matières premières agricoles, de l’énergie et des engrais flambent sur le marché mondial. Les prix avaient déjà fortement augmenté depuis deux ans du fait de la hausse du prix de l’énergie, de mauvaises récoltes, de l’accroissement de la demande de la Chine, etc. Le prix mondial du blé était, à la veille de la guerre, 40 % plus élevé qu’au début de 2020. Depuis un mois, il a encore grimpé de 40 %. Ainsi, en un peu plus de deux ans, il a presque doublé. Concernant les engrais, le prix de l’urée était, fin mars, quatre fois plus élevé que début 2020.

Cette flambée a pour l’instant un caractère purement spéculatif – les stocks sont présents et il n’y a pas eu de baisse de la production – mais elle pourrait s’inscrire dans la durée si la guerre se prolongeait et si la hausse du coût de l’énergie et des engrais se pérennisait.

Les pays structurellement dépendants du marché mondial pour leur alimentation sont les premiers touchés. Il s’agit notamment des pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient. En Afrique de l’Ouest, la flambée des prix s’inscrit dans un contexte de crise alimentaire qui touche déjà des millions de personnes. Si l’agriculture paysanne produit une partie très majoritaire de l’alimentation, la dépendance croissante des villes vis-à-vis des importations devrait se traduire dans les prochains mois par une aggravation de cette crise alimentaire.

Protéger le pouvoir d’achat

Cette situation justifie la position défendue depuis longtemps par nombre d’organisations paysannes et de la société civile sur la nécessité de garantir la sécurité alimentaire de la population ouest-africaine au moyen de politiques visant un niveau élevé d’autosuffisance alimentaire et la protection du marché ouest-africain face aux importations agricoles et alimentaires à bas prix.

Le niveau de protection du marché ouest-africain est aujourd’hui ridiculement faible, avec des droits de douane de seulement 5 % sur la poudre de lait ou le blé. Hors période de flambée des cours mondiaux, le bas prix des produits importés se répercute sur le prix de l’ensemble des productions vivrières locales, privant les paysans et les éleveurs de revenus suffisants pour investir.

La concurrence de ces produits entraîne par ailleurs une évolution progressive des habitudes alimentaires des villes, au détriment des productions locales. Les Accords de partenariat économique (APE), signés sous pression de l’Union européenne, prévoient une libéralisation encore accrue des marchés au bénéfice des multinationales européennes. M. Kako Napukpo, commissaire à l’agriculture, aux ressources en eau et à l’environnement de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa), a ainsi souligné, dans une récente interview, « les effets pervers [des APE] de drainer l’exportation des surplus de la politique agricole commune européenne vers le continent, et la faible incitation à développer une offre locale ».

Le principal argument invoqué pour s’opposer à une meilleure protection du marché ouest-africain au moyen d’une augmentation des droits de douane est la nécessité de protéger le pouvoir d’achat et la sécurité alimentaire des consommateurs les plus pauvres. Quand les prix flambent on voit que cette politique qui mène à une dépendance accrue vis-à-vis des importations, touche en réalité les consommateurs urbains bien davantage que ne le ferait un accroissement raisonnable des droits de douane.

Un marché mondial volatil

Par exemple, les acteurs de la campagne ouest-africaine Mon lait est local demandent une hausse de 30 % du tarif extérieur commun (TEC) sur la poudre de lait importée, laquelle entre en concurrence avec le lait produit dans la région. Or, en deux ans, le prix mondial de ce mélange de poudre de lait écrémée et d’huile de palme, qui constitue aujourd’hui les trois quarts des importations ouest-africaines de poudres de lait, a doublé.

La sécurité alimentaire est donc bien davantage menacée par les politiques d’ouverture à un marché mondial volatil que par des droits de douane protecteurs qui permettent aux agriculteurs et aux éleveurs de développer leur production et de contribuer à l’indépendance alimentaire de la région. N’oublions pas non plus que c’est dans les territoires ruraux que l’insécurité alimentaire est la plus élevée, notamment du fait de revenus insuffisants pour les familles de paysans et d’éleveurs.

Afin de protéger à la fois les agriculteurs des bas prix mondiaux et les consommateurs urbains de la flambée de prix, les pays de l’Afrique de l’Ouest pourraient mettre en place des droits de douane modulables : élevés quand les prix mondiaux sont déprimés, ils seraient partiellement ou totalement suspendus en cas d’augmentation, de façon à stabiliser le prix d’entrée des produits.

Crise alimentaire et sécuritaire

Le contexte actuel est le bon moment pour mettre en place une telle politique : des droits élevés protecteurs pourraient être fixés, mais ceux-ci seraient pour l’instant intégralement suspendus compte tenu de la flambée des prix. Certains pourraient argumenter que ces mesures sont contraires aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), mais n’est-il pas temps, face aux défis de la crise alimentaire et de l’aggravation de la crise sécuritaire dans les territoires ruraux ouest-africains, de les remettre en cause ?

On entend certaines voix qui, dévoyant le concept de souveraineté alimentaire, prônent la croissance de la production agricole européenne pour alimenter les pays du Sud. Avec l’initiative FARM, la présidence française de l’Union européenne recommande cependant aussi l’augmentation de la production alimentaire dans les pays du Sud. En cohérence avec une telle position, l’Union européenne devrait veiller à ce que ses exportations, qui bénéficient indirectement des aides de la Politique agricole commune (PAC), cessent de concurrencer à prix de dumping les productions locales.

Il est également temps qu’elle cesse de faire pression sur les pays ouest-africains pour qu’ils libéralisent leurs marchés agricoles au seul bénéfice de quelques entreprises multinationales européennes et qu’elle appuie au contraire la mise en place de stocks régulateurs à différents niveaux et de dispositifs de protection du marché régional ouest-africain.

Auteurs de la tribune publiée dans Le Monde Afrique  : 

  • Ibrahima Coulibaly est président du Réseau des organisations paysannes et de producteurs de l’Afrique de l’Ouest (Roppa) ; 
  • Amadou Hamadoum Dicko est président de l’Association pour la promotion de l’élevage au Sahel et en savane (Apess) ; 
  • Assalama Dawalack Sidi est directrice régionale d’Oxfam pour l’Afrique de l’Ouest et du centre ; 
  • Laurent Levard est agroéconomiste au Gret.