30 000 personnes ayant fui les violences de Boko Haram dans la zone du bassin du lac Tchad ont trouvé refuge au camp de personnes déplacées de Muna Garage au Nigéria. Crédit : Pablo Tosco / Oxfam
Au Sahel, à quand un changement d’approche pour mettre fin au conflit ?
Alors que les chefs d’État et de gouvernement de la CEDEAO viennent d’annoncer le 14 septembre l’adoption future d’un plan de 1 milliard de dollars destiné à renforcer les capacités opérationnelles des forces armées nationales et des forces conjointes régionales dans la lutte contre le terrorisme, force est de constater qu’une remise en cause de l’approche fondamentalement sécuritaire dans le Sahel ne semble pas encore à l’ordre du jour. Et ce malgré le manque d’efficacité du tout-sécuritaire pour contenir la crise, qui ne cesse de s’élargir depuis le début de l’année, au détriment de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, premières victimes de l’insécurité.
L’impasse des solutions sécuritaires
La situation sécuritaire dans le Sahel et dans le Bassin du Lac Tchad s’est considérablement détériorée depuis le début de l’année. Selon les chiffres publiés par le Bureau de la Coordination des affaires humanitaires des Nations-Unies (OCHA), les activités des groupes armés opérant autour du lac Tchad ont repris de plus belle, avec 60 incidents violents enregistrés entre janvier et juillet 2019 dans la seule province du Lac, au Tchad. Dans le bassin du lac Tchad, presque 10 millions de personnes ont besoin d’assistance humanitaire, dont 2,5 millions de personnes déplacées.
Au Tchad, 42,000 personnes ont de nouveau été déplacées depuis le début de l’année, obligées de fuir l’insécurité. La présence de la Force multinationale mixte, qui a permis lors de son déploiement il y a quelques années de regagner le contrôle de certains territoires et de freiner l’ascension des groupes armés, ne semble pas suffisante pour sécuriser la région dans le long-terme. Ainsi, si les centres urbains ont été sécurisés, des zones rurales entières restent sous le contrôle de groupes armés.
Dans la région du Liptako-Gourma, à la frontière entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso, la situation sécuritaire et humanitaire ne cesse d’empirer depuis la fin de l’année 2018 : plus de 2,000 civils y ont été tués entre novembre 2018 et mars 2019 selon The Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED). L’insécurité a occasionné le nouveau déplacement de 440.000 personnes, dont presque 300.000 au Burkina Faso. Plus de 3.000 écoles sont désormais non-fonctionnelles, privant des milliers d’enfants d’une éducation, dans l’une des régions les plus pauvres du monde.
Pourtant, les Etats du G5 Sahel (le Mali, le Niger, la Mauritanie, le Burkina Faso et le Tchad) ont mis sur place une Force Conjointe en 2017 pour pourchasser les groupes armés et sécuriser les zones frontalières. En plus des efforts régionaux, les armées nationales des différents pays sont toutes déployées dans les zones de conflits, où des Etats d’urgence ont été déclarés. Les budgets consacrés à la sécurité et la défense ont augmenté, les initiatives d’ordre sécuritaire nationales, régionales et internationales se sont multipliées – la dernière en date lors de la réunion du G7 en août avec l’annonce d’un énième « Partenariat pour le Sahel », sans grand succès. Au contraire, l’augmentation du nombre de conflits entre milices communautaires et le caractère ethnique de certains affrontements dans le centre du Sahel, viennent complexifier encore plus la situation sécuritaire et questionne le bien-fondé d’une réponse étatique trop souvent limitée à un engagement militaire.
A quand des solutions politiques ?
Devant l’insuffisance voir dans certains cas la nuisance de réponses purement sécuritaires, il est temps pour les chefs d’Etats de la CEDEAO de changer d’approche pour promouvoir des solutions politiques à la crise que connaissent les Etats du Sahel. S’il est communément admis dans les déclarations officielles que la situation ne se réglera pas seulement à travers une approche sécuritaire, les actions alternatives tardent à se concrétiser. Au contraire, la tentative de plus en plus assumée de faire passer les objectifs et dépenses sécuritaires comme des actions de développement, loin de proposer une alternative crédible, renforce une approche sécuritaire des enjeux du Sahel et l’idée que seul un investissement dans le secteur sécuritaire pourra venir à bout des conflits.
Les causes de la crise dans le Sahel sont pourtant connues et bien documentées : loin d’être uniquement le fruit d’une radicalisation supposée d’une partie de la population, l’insécurité est avant tout due aux frustrations de communautés longtemps marginalisées, entretenant un sentiment (réel ou perçu) de persécution par les autorités étatiques et dont les revendications, autour des questions de gouvernance, de justice de genre, d’accès aux opportunités économiques ou de redistribution des richesses, sont ignorées. Les effets du changement climatique, qui menacent aujourd’hui l’accès aux ressources naturelles pour des populations dont les moyens d’existence en dépendent grandement, ne peut être ignoré.
Il est donc nécessaire de s’attaquer aux causes politiques de la crise, en écoutant les besoins des communautés (sans les stigmatiser pour leur allégeance présumée à des groupes armés) et en créant des espaces de dialogue autour des revendications des hommes et des femmes vivant dans les zones de conflit. Les recommandations issues des consultations avec la société civile ne semblent pas avoir été prises en compte dans les conclusions du sommet extraordinaire de la CEDEAO sur la lutte contre le terrorisme.
Pourtant, l’amélioration de la gouvernance locale, l’accès à une justice équitable, le respect des droits de l’Homme et l’accès à des opportunités économiques qui prennent en compte les enjeux climatiques constituent de réelles pistes pour une sortie de crise et devraient faire l’objet d’investissements financiers et humains conséquents, de stratégies, de sommets, de mobilisation, au même titre que le renforcement des armées nationales. Seule une reconnaissance des causes politiques de la crise permettra la mise en place de solutions adaptées qui garantiront la paix dans le long-terme. Au contraire, s’entêter dans cette approche sécuritaire, qui n’en finit pas de montrer ses failles, risque d’alimenter le conflit. Et pendant ce temps, ce sont des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, déplacés par la crise, coupés de leurs moyens d’existence, sans accès suffisant à la nourriture, l’eau, la santé ou l’éducation, qui en paient le prix.
À propos de l'autrice
Aurore Mathieu est chargée de plaidoyer humanitaire pour Oxfam en Afrique de l’Ouest. Elle couvre les crises humanitaires dans le Sahel et dans le Bassin du Lac Tchad et bénéficie de plusieurs années d’expérience dans le plaidoyer pour la protection des civils dans les conflits. Cet article a été publié le 20 septembre 2019 par WHATI, le think tank citoyen de Afrique de l'Ouest.