Parole aux partenaires : Après la pandémie de Covid-19, l'organisation traditionnelle du travail doit être repensée
En Afrique de l'Ouest, bien que le nombre d'infections liées à la Covid-19 a été moins élevé qu'ailleurs, les retombées économiques immédiates de la pandémie ont été accablantes. En 2020 seulement, les heures de travail perdues correspondaient à sept millions d'emplois, affectant principalement les femmes et les personnes occupant des emplois précaires.
Odigie Akhator Joel, militant et syndicaliste, travaille à l'Organisation régionale africaine de la Confédération syndicale internationale (CSI-Afrique). Il était l'un des panélistes invités à la conférence de presse que nous avons organisée pour lancer l'indice d'engagement pour la réduction des inégalités (IERI) en Afrique de l'Ouest. Il a expliqué que "les problèmes et les obstacles nous entoureront toujours, mais le défi est de refuser d'agoniser, nous devons plutôt continuer à collaborer avec d'autres forces progressistes pour s'organiser, se mobiliser pour le changement".
Question : Où en était la situation des droits des travailleurs et travailleuses et les politiques du travail lorsque la Covid-19 a touché l'Afrique de l'Ouest ?
Joel Odigie : Les travailleurs et travailleuses africain-s-es ont connu des pertes d'emploi qui, selon l'Organisation internationale du travail (OIT), sont pires que ce qui avait été prévu (pendant et immédiatement après les différents confinements et restrictions imposés pour contenir la pandémie). Les travailleurs et travailleuses ont également subi des pertes de revenus. Les travailleurs et travailleuses de l'économie informelle ont davantage souffert. Ces catégories de travailleurs et travailleuses gagnent des revenus principalement sur une base quotidienne. Lorsque les mesures de confinement ont été imposées, ils et elles ont connu la faim. La plupart ont dû faire face à un dilemme : rester à la maison et avoir faim ou sortir pour gagner de quoi se nourrir et nourrir leur famille et s'exposer au virus. Nous devons également constater que la plupart des travailleurs et travailleuses ont épuisé leurs économies et que plusieurs d'entre eux se sont endettés principalement pour acheter de la nourriture et payer leur loyer. Les travailleurs et travailleuses auxiliaires du secteur de l'aviation, du tourisme, de l'hôtellerie et des transports ont subi l'impact négatif le plus important et le plus immédiat des mesures de restrictions liées à la COVID-19. De nombreux travailleurs ont également été contraints de prendre des congés sans solde. Pour les travailleurs migrants, notamment ceux des États du Conseil de coopération du Golfe (CCG), plusieurs d'entre eux ont été victimes de vol de salaire. Leurs employeurs les ont renvoyés,et d'autres ont été rapatriés involontairement dans leur pays sans avoir reçu leur salaire. Avec la COVID-19, nous avons remarqué que la plupart des lieux de travail ne sont pas gérés de manièresaine et sûre -les équipements de protection individuelle sont très insuffisants. Les professionnel-l-e-s de la santé et autres travailleurs-es de première ligne ont été exposé-e-s au virus. Des centaines en Afrique ont contracté le virus et certain-e-s en sont morts.
Question : Comment la pandémie a-t-elle aggravé les violations des droits des travailleurs en Afrique de l'Ouest, surtout pour les commerçantes du secteur informel ?
Joel Odigie : Nous assistons actuellement à un rétrécissement continu des espaces de jouissance des libertés civiles. Les travailleurs et travailleuses se voient refuser le droit de manifester lorsqu'ils veulent inciter à plus de responsabilisation et à la participation aux affaires publiques. Nous avons également constaté une recrudescence de la violence basée sur le genre (VBG), en particulier durant les confinements. Les femmes, les jeunes et les enfants ont été enfermés avec leurs agresseurs/violeurs et ont donc été victimes d'autres abus. La COVID-19 se propagant de personne à personne, les travailleurs migrants ont été exposés au racisme, à la xénophobie et à la maltraitance. Les dispositions relatives au télétravail ("Working From Home -WFH") mises en place par les employeurs ont conduit à une surcharge de travail (davantage de travailleurs et et travailleuses sont contraints de travailler davantage et souvent 24 heures sur 24). En fait, l'organisation traditionnelle de la vie quotidienne en 8-8-8 (huit heures de travail, huit heures de vie familiale et huit heures de repos) a été compromise au détriment des travailleurs, de leur santé et de leur vie familiale. En outre, les travailleurs et travailleuses doivent s'aménager, et c'est encore le cas pour la plupart d'entre eux, leur propre espace de bureau avec le matériel nécessaire (Internet, données, électricité, etc.) pour travailler, exécuter leurs tâches et respecter les délais. Tous ces éléments ont contribué à des problèmes de santé mentale (stress, anxiété, inquiétudes, perte de confiance, hypertension et, dans certains cas extrêmes, suicide). Les femmes ont vu leur charge de travail augmenter, car la plupart d'entre elles devaient aussi endosser le rôle d'enseignantes durant la période de fermeture des écoles. Pour les migrants et les travailleurs de l'économie informelle, les pertes d'emploi, la baisse des revenus et la hausse des prix due à la perturbation des chaînes d'approvisionnement mondiales ont aggravé leurs situations socio-économiques.
Question : Quelles sont les mesures qui peuvent être mises en place pour améliorer les droits du travail dans la relance de la Covid-19 ?
Joel Odigie: Nous devons faire pression collectivement pour obtenir une vaccination plus équitable. Nous assistons déjà à un déluge d'informations erronées et de désinformation concernant la vaccination. Nous avons besoin d'une campagne d'éducation et de sensibilisation pour contrer ces fausses idées. En ce qui concerne l'accès aux vaccins, nous devons continuer à soutenir l'Organisation mondiale de la santé (OMS) dans ses efforts pour exploiter son système COVAX afin de vacciner tout le monde.
Nous devons veiller à ce que les gouvernements africains fassent pression pour créer, de manière innovante, collaborative et inclusive des nouveaux emplois. Il faudra se concentrer sur les jeunes, les femmes, les communautés et ménages défavorisés. La COVID-19 a intensifié la 4e révolution industrielle (4IR). L'Afrique est à la traîne dans ce domaine. Nous devons mettre en place un plaidoyer solide sur les droits numériques (infrastructure, éducation et accès). De nombreux travailleurs devront être "recyclés" et requalifiés pour pouvoir s'adapter aux nouvelles méthodes de travail émergentes.
- Défendre la santé en tant que droit humain : nous sommes heureux que l'OMS se soit prononcée sans équivoque sur ce point en affirmant que la santé doit et devrait se voir accorder un statut de droit humain en théorie et en pratique. Cela signifie que nous devons être prêts à demander des comptes aux gouvernements lorsqu'ils échouent sur ce point. En bref, ce droit doit être justiciable (jouissance légale). La Déclaration d'Abuja, qui prévoit de consacrer 15% du budget national aux soins de santé, doit être implémentée avec détermination. Seule une main-d'œuvre en bonne santé peut apporter une prospérité collective.
- Respecter les droits au travail : avec la COVID-19, nous avons assisté à la diminution et à la répudiation des droits des travailleurs et des lieux de travail. Ces abus doivent être enrayés. Avec le télétravail, cela peut sembler décourageant mais c'est bien possible. Nous devons nous concerter pour définir une meilleure réglementation du télétravail. Nous devons également réviser les politiques de santé et de sécurité au travail et les rendre compatibles avec ces nouveaux environnements de travail.
- Nous avons besoin d'une transition équitable pour faire face aux défis du changement climatique et environnemental. Le changement climatique a des conséquences néfastes sur le travail, les travailleurs et leurs communautés. Nous devons apporter des changements réels, constants et durables à nos modes de vie et de travail, de manière à respecter et à préserver notre environnement.
- Autre point important, et non des moindres, il est urgent de généraliser l'accès aux dispositifs de protection sociale. Dans ce domaine, il n'est pas difficile de financer un accès élargi aux dispositifs de protection sociale. Nous devons continuer à lutter pour éliminer les flux financiers illicites (IFF) en Afrique.
Question : Le récent index IERI a révélé que les pays d'Afrique de l'Ouest perdent beaucoup d'argent en raison des incitations fiscales accordées aux entreprises, notamment étrangères. Quel impact cela a-t-il sur les travailleurs et les communautés locales ?
Joel Odigie: La perte de revenus signifie une perte de financements qui auraient pu améliorer les services de protection sociale. C'est une perte de ressources qui auraient permis de créer des emplois et d'élargir l'assiette fiscale à davantage de travailleurs et de contribuables. C'est une perte de financements qui permettraient de développer les infrastructures publiques. Ces pertes freinent aussi les efforts déployés pour sortir davantage de femmes du cercle vicieux de la pauvreté et des inégalités.
Question : Comment la société civile et les syndicats peuvent-ils mieux collaborer pour s'assurer que les inégalités grandissantes dans la région sont combattues et que les droits des travailleurs ne sont pas davantage bafoués dans la relance post-Covid-19 ?
Joel Odigie: Nous devons construire des alliances solides et bien orientées. Par exemple, la CSI-Afrique travaille consciemment avec Oxfam parce que nous pensons qu'un pouvoir et une influence plus importants proviennent d'une base et de sphères d'influence plus grandes et plus fortes. En travaillant avec Oxfam, nous pouvons tirer parti de leur travail et construire mutuellement des campagnes à succès. Nous sommes convaincus que nous avons besoin d'un protocole d'accord avec Oxfam pour faire avancer cette collaboration. Un mode d'engagement structuré et formel cimente nos alliances. Cette étude réalisée par Oxfam peut bénéficier d'une plus grande diffusion et d'une plus grande traction en termes de réponses officielles grâce à l'utilisation des structures syndicales que nous avons dans 52 des 54 pays africains. Nous souhaitons établir davantage de partenariats avec les OSC dans le cadre de travaux de recherche fondés sur des données probantes et partager ces informations, ces connaissances et ces expériences. Nous gagnons lorsque nous luttons ensemble avec détermination !